"Cantigos de Santa María" (Cantiques de sainte Marie), oeuvre d'Alfonso X (Alphonse X), XIIe siècle

Moines et troupeaux Cantique 52

Madrid, Escurial, Bibliothèque du Monastère

ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE

 


Saint Fiacre tenant son attribut traditionnel, la bêche.
Bibliothèque Saint-Calais, Le Mans.

ABBAYE

--------LLes Jardins

 

--

Le jardin médiéval II

Capitulaire de Villis
Le Plan de Saint-Gall
Strabon

Capitulaire de Villis
Le Plan de Saint-Gall
Strabon
 

 
 
Il faut attendre l'époque Carolingienne pour que les jardins monastiques, à l'instar de toutes les autres structures monastiques, nous l'avons-vu, fassent l'objet d'encadrement, de conceptualisation. Avant de traiter des sources les plus importantes de cette époque sur la connaissance des jardins médiévaux, nous allons dire quelques mots sur les reconstitutions des jardins médiévaux, car nous allons retrouver ce thème dans tout notre article, en écho aux documents historiques présentés.
 

Les reconstitutions des jardins médiévaux

Depuis les années 1980, il y a un engouement certain pour la reconstitution des jardins médiévaux, laïcs ou religieux, et concernant ces derniers, tout particulièrement pour le jardins des herbes médicinales. Nous allons donc présenter maintenant les exemples les plus connus de ces restitutions, non sans adresser au lecteur une petite mise en garde. En effet, le nombre de documents historiques sur les jardins médiévaux religieux n'étant pas nombreux, et insignifiants pour les jardins monastiques, on ne peut recevoir les restitutions modernes des jardins monastiques, aussi magnifiques soient-elles, comme des restitutions historiques. Il n'en reste pas moins qu'imprégné des enluminures, des tapisseries, mais aussi des traités d'agriculture, des pharmacopées de l'époque, des livres de comptes d'abbayes ou de riches bourgeois, l'horticuleur-historien finit par dessiner l'allure
 
de l'atmosphère générale du jardin moyenâgeux et s'il ne nous restitue pas la vérité d'un espace ancien, il recompose devant nos yeux un rêve plausible, celui d'un possible jardin. Et peu importe, finalement, que tel jardin n'ait pas été exactement celui qu'il est aujourd'hui ou qu'il soit une image de plusieurs jardins à la fois : Sa vision nous fait quand même voyager dans un autre temps, puisque l'espace lisible est médiéval par essence, au travers, par exemple, de sa configuration (damiers, carrés, clôture), de ses végétaux (espèces connues de l'époque), ou de ses techniques (plessis, tonnelles, planches surélevées, etc...).


Le capitulaire de Villis Capitule 70 du Capitulaire de Villis - Bibliothèque de Wolfenbuttel - Allemagne.

 

Le Capitulaire de Villis (Capitulare de villis vel curtis imperii) est une ordonnance émanant de Charlemagne (les Carolingiens en promulguèrent beaucoup), et qui réclame de la part de ses domaines (villae) un certain nombre d'observances et de règles. Le point qui nous intéresse ici est l'énumération des plantes que lesdits domaines se doivent de cultiver, contenue dans les capitules (chapitres d'un capitulaire) 43, 62 et 70, ce dernier comportant la liste principale des plantes concernées (voir le texte latin), au total 94 plantes : 73 herbes, 16 arbres fruitiers, 3 plantes textiles et 2 plantes tinctoriales, autant de plantes que nous détaillerons dans un Tableau du Capitulaire de Villis.

Ce texte ne représente pas en soi une révolution agricole, car toutes les plantes qu'il cite étaient connues de longue date. Les 89 plantes du capitule 70 sont toutes citées dans l'Histoire Naturelle de Pline ( Naturalis Historiae Libri, livres XIV à XXV) et la De Materia Medica de Dioscoride, tous deux du Ier siècle. Par ailleurs, toutes les simples du Capitulaire sont citées par Galien au IIe siècle. Au IVe siècle, 48 herbes du Capitulaire et tous les arbres sont répertoriés par Palladius, etc...

D'autre part, non seulement ce texte n'est pas une nouveauté, mais il ne semble pas non plus avoir une aussi grande autorité que laisse entendre le "volumus" de majesté qui précède à tout bout de champ les énumérations. Si les inventaires de certaines abbayes sont un bon reflet du Capitulaire (comme Saint-Gall, 32 plantes sur 33), ce n'est pas le cas pour d'autres (comme Corbie, 19 sur 60). Il semblerait donc que, plus qu'une injonction autoritaire, la volonté de Charlemagne était celle d'obtenir en ses domaines un équilibre idéal : pour les jardins, entre plantes alimentaires, médicinales, textiles et décoratives. Sans compter que bien des facteurs seraient venus à l'encontre d'une telle uniformisation : Les missi dominici, envoyés par deux, un laïc et un ecclésiastique, sont chargés de faire appliquer les directives royales, mais ils appartiennent le plus souvent à l'aristocratie : ils ménagent donc les amis qu'ils contrôlent. De plus, la différence des sols, des ressources, des usages thérapeutiques et alimentaires des régions, entre autres, ne permettent pas d'appliquer les mêmes directives en tous lieux.

Mais alors, direz-vous, quelle importance a t-elle, cette ordonnance? Essentiellement parce qu'elle demeure une source importante sur les espèces de plantes utilisées au début du moyen-âge, sur laquelle s'appuie nombre d'études botaniques et savantes en général.

Maintenant, il nous faut tenter d'attribuer une paternité à ce fameux capitulaire. Encore attribué à Charlemagne par de nombreux ouvrages, il serait plutôt de la main d'un de ses grands scribes, selon certains spécialistes de la question. On penche aujourd'hui pour Alcuin, avec de sérieuses raisons : Alcuin rencontre Charlemagne à Parme en 781 et reste auprès de l'empereur de 782 à 790, avant de s'en séparer pour le temps d'un voyage en son pays natal, l'Angleterre, de 790 à 793. Il revient en France et en 796, il obtient du roi l'abbaye de Saint-Martin de Tours, où bon nombre de manuscrits ont été recopiés. C'est à cette époque que le Capitulaire aurait pu être écrit. D'autre part, ce savant, qui conjuguait l'enseignement de l'agriculture, de la botanique, de la pharmaceutique, était aussi précepteur et conseiller de l'Empereur, qui le nomma grand Maître des Ecoles Palatines. Alcuin était ainsi le savant carolingien qui convenait parfaitement à cette tâche.

 Le plan de Saint-Gall  Jardin de l'Apothicaire (Apotheker Garten) à Wiesbaden (Allemagne), reproduisant fidèlement le plan de Saint-Gall ainsi que les végétaux cultivés.


Il faut remonter au début du IXe siècle avant de trouver un quelconque document donnant un aperçu de la physionomie d'un jardin monastique. Cet aperçu c'est le plan de Saint-Gall qui nous le fournit. Rédigée vers 806, cette source est capitale pour la connaissance des abbayes médiévales. Bien sûr, il s'agit d'un plan idéal, mais comme il deviendra un modèle pour nombre d'abbayes, ses jardins sont le parfait exemple de ce que seront les jardins monastiques médiévaux, étant bien entendu qu'il ne s'agit pas là d'un plan imposé aux moines, mais d'un modèle à partir duquel ces derniers s'inspireront, en vertu de l'espace dévolu à leurs jardins, de la topographie des lieux, des moyens financiers de l'abbaye, etc...
Pour la première fois dans l'histoire monastique, on nous nomme les différents espaces verts des moines et les situe dans l'espace, on définit leurs attributions et détaille par endroits leur contenu. Ces différents jardins du
plan de Saint-Gall, exceptés les jardins des cloîtres, sont les suivants :


- Le jardin des simples.
 
- Le potager
 
- Le verger
 

 
 
Srabon

 
 Reconstitution de l'hortulus de Strabon

   
Openluchtmuseum d'Antwerpen, aux Pays-Bas.  Abbaye de Reichenau, jardin reconstitué sinon à l'emplacement exact du moins sur les lieux de naissance du jardin de Strabon. Remarquez les iris (gladiola) en fleurs, ce qui vous permettra de vous situer dans ce jardin en vous repérant sur le plan de l'hortulus, un peu plus bas.
 

Un tout petit peu après la rédaction du plan de Saint-Gall, en 842, le moine Walafried Strabo (ou Walahfried Strabus, dit Strabon, 809-849), abbé du monastère voisin de Reichenau, sur le lac de Constance, compose en forme de poèmes, le Liber de cultura hortorum, dédié "ad Grimaldum Monasteri Sancti Galli Abbatem" (à Grimald, abbé du monastère de Saint-Gall), qu'il envoie à l'abbé de Saint-Gall lui-même, Grimald. L'ouvrage est parfois appelé un peu trop facilement "Hortulus" (Strabus hortulus, Strabi hortuli), ce qui peut prêter à confusion, car non seulement beaucoup de petis traités médiévaux sont répertoriés sous ce nom, mais aussi, à compter du XIIe siècle, un bon nombre de ces ouvrages seront des allégories du jardin et ne comporteront parfois aucun nom de plantes ! Dailleurs, Strabon lui-même, qui énumère et décrit effectivement les plantes, a les mêmes habitudes que ses contemporains : il aime le symbole, flirte avec la mystique, à l'exemple de ses élans pour le lys et la rose.

Nous n'avons pas trouvé, sur le web ou dans les livres, de plans ou commentaires du jardin de Strabon très justes ou complets. Primo, il y est dit presque toujours que le jardin de Strabon comporte vingt-quatre plantes, ce qui est faux. Il en comporte vingt-huit, 24 plantes thématiques, celles qui sont toujours citées, et 4 arbres ou arbustes, chacun associé à une des plantes thématiques. Secundo, on ne nous restitue jamais exactement l'orthographe du texte de Strabon (nous ne parlons pas ici des variations dus au genre bien sûr) : puleium devient pulegium, alnos devient alnus, quand les appellations elles-mêmes ne sont pas tronquées : rafanum devient radices, fruit d'une confusion avec radix, radices, racines, à l'origine par ailleurs du mot "radis", etc... Par ailleurs, précisons que le plan de l'hortulus de Strabo reproduit un peu partout est arbitraire : Nous ne possédons aucun document à ce sujet. Cependant, nous le conserverons car il n'est pas fantaisiste : il est calqué sur celui du jardin des simples de Saint-Gall, qui entretenait avec Reichenau (nous l'aurons compris plus haut) des rapports très étroits.

Nous livrons donc ici un plan et un tableau du jardin de Strabon qui, s'il ne sont pas parfaits, corrigent ces erreurs pour être au plus près de l'original, à la fois pour retrouver dans le texte les appellations exactes, mais aussi pour les comparer aux autres appellations médiévales :

Plan du jardin de Strabon inspiré de son poème Liber de cultura hortorum.
 

      
    STRABUS -HORTULUS : Liste des plantes citées

     Nom vulgaire français
    Nom cité par Strabon
    (Nom médiéval courant si différent)

     --nom scientifique
    Absinthe Absinthium  Artemisia absinthium
    Ache-des-marais Apium Apium graveolens
     Aigremoine Agrimonia  Agrimonia eupatoria 
    Ambroise Ambrosia Achillea millefolium
     Aulne Alnos (Alnus) 

    Alnus spp. 

    Aurone

    Abrotanum

    Artemisia abrotanum 
    Bétoine Vettonica (Betonica) Stachys officinalis
    Cerfeuil Cerefolium Anthriscus cerefolium
    Fenouil  Foeniculum  Foeniculum vulgare
    Gourde  Cucurbita   Lagenaria vulgaris
    Herbe-aux-chats (Cataire) Nepeta Nepeta cataria
     Iris

     Gladiola
    Iris germanica 
    Lys  Lilium Lilium longiflorum 
     Livèche Lybisticum  Levisticum officinale 
     Marrube Marrubium   Marrubium vulgare
    Melon  Pepone Cucumis melo 
     Menthe Menta   Mentha aquatica
     Menthe-coq  Costus   Chrysanthemum balsamita
     Menthe pouliot puleium (Pulegium)  Mentha pulegium
    Nigelle  nigella  Nigella spp.
     Pavot papaver  Papaver somniferum 
     Pêcher  persicus Prunus persica 
     Radis rafanum (raphanum)  Raphanus sativus 
    Rose rosa  Rosa canina 
     Rue Ruta Ruta graveolens  
     Sauge  Salvia Salvia officinalis 
     Sauge sclarée sclarega (sclarea)  Salvia sclarea
     Sureau (yèble ?) ebuli Sambucus spp (ebulus ?)
 
 

Le maître de Strabon, Hrabanus Maurus (Rabanus Maurus, Raban Maur, 776-856), abbé de l'abbaye de Fulda en 822, écrivit quant à lui une encyclopédie des connaissances de son époque, entre 842 et 847. C'est le de Universo, qui serait la première encyclopédie du moyen-âge, une oeuvre qui passera entre les mains de nombreux moines.
 
Nous sommes ainsi parvenus à la fin du IXe siècle, et ce qu'on connaît maintenant du jardin monastique s'est un peu amélioré. L'activité des scriptoria battent leur plein et les manuscrits relatifs aux plantes fleurissent dans toute l'Europe. A la fin du VIIIe siècle et au début du IXe, on avait ainsi recopié :
"Hippocrate à Saint-Gall,
Pline à Corbie, à Saint-Gall et à Saint-Denis,
Dioscoride à Fleury-sur-Loire,
Galien à Fleury-sur-Loire et à Saint-Gall,
Columelle à Corbie,
Palladius à Saint-Gall et à Saint-Denis,
Isidore à Tours, Fleury, Luxeuil et Saint-Gall,
Apicius à Tours,
Marcellus à Fulda, lui-même recopié dans le Nord-Est de la France au début du IXe siècle,
Cassiodore à Tours, Corbie, Saint-Gall, Saint-Denis,
Alcuin à Tours, Fleury et Saint-Gall,
etc..."
Extrait de "Le jardin médiéval", colloque à l'abbaye de saint-Arnoult, éditions Adama,1988

Il ne faudrait pas, bien entendu, tirer du modèle de saint-Gall un portrait trop figé des jardins monastiques, tant au niveau des produits de ces jardins (nous le verrons un peu plus loin) qu'au niveau de leur aspect : Le petit pique-nique des moines du psautier d'Utrecht (820-835) est là pour nous le rappeler, qui se passe en un jardin qui n'a pas l'air formellement quadrillé du plan de Saint Gall. C'est pour la même raison que nous reproduisons un folio des Cantiques de Sainte Marie, d'Alphonse X, qui nous montre un jardin au pied d'un monastère, où les moines vont méditer et qui semble ouvert sur le paysage, sans clôture visible.

 
Psautier d'Utrecht
820/835, Abbaye d'Hautvillers, près d'Epernay
Bibliothèque de l'Université d'Utrecht (Universiteitsbibliotheek)
MS 32/484
 

 Cantiques de Sainte Marie (voir en exergue)



Cependant, il n'est guère de doute sur la physionomie générale du jardin médiéval, religieux ou non : c'est un jardin clos dont il s'agit, hortus conclusus, et nous allons maintenant voir ce qu'il recouvre.
 
 
 


- ------------ -