ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
- LETTRE A
 

Alchimie à Papeterie

 
L'A commercial
1e partie
.
Un mystère à l'abbaye ?

 


Cet article est dédié à Sylvain Exertier

 


Avant toute chose regardez attentivement le sujet dans le blanc des yeux. Que voyez-vous? Je ne vous demande pas de me raconter un fantasme, de cela nous en parlerons plus loin, car il fait grandement partie du personnage. Je vous demande de me le décrire le plus objectivement possible, car de cet exercice rationnel dépendra, peut-être, les convictions que nous nous forgerons tout à l'heure, après un examen approfondi de la personnalité du sujet.


Au centre vous ne pouvez manquer de voir la lettre a, bien sûr. De toute évidence, le tracé de cette lettre, au lieu de s'interrompre normalement par une bouclette finale, se poursuit par une grande boucle sénestrogyre (tournant à gauche), cette dernière encerclant presque entièrement la lettre.


Qui a pu donner naissance à ce beau bébé tout rond, mais néanmoins grâcieux? Le premier indice, nous venons de le voir, nous est donné par le physique même du sujet. C'est d'abord un
a, bien net, bien soigné, avant d'être encerclé. Il rappelle l'alpha grec, transmis au latin, mais surtout, l'onciale cursive médiévale. Notre piste est donc en premier lieu calligraphique et il faut se demander où nous avons plus de chances d'apercevoir des portraits de famille de notre individu. Non pas ses parents (il ne faut pas rêver), mais d'illustres ancêtres qui auront transmis, peut-être, quelques airs de famille. Cette piste, un éminent paléographe américain, Berthold Louis Ullman, l'avait déjà suivie, au travers de son ouvrage Ancient writing and its influence, paru à New-York en 1932. A cette date était depuis un certain temps réapparu notre héros (@, bien sûr), nous verrons plus tard de quelle manière. Ullman déclara alors (page 187 dudit ouvrage), qu'il était d'abord apparu aux alentours du VIe siècle, sous la forme de la préposition latine ad, mot-valise qui peut se traduire, selon les cas les plus courants, par "à", "chez," "près de", "jusqu'à", et qui pouvait être employé parfois par les copistes médiévaux pour renvoyer le lecteur à l'adresse d'un livre ou d'un chapitre. Cette préposition, nous dit le spécialiste américain, s'était transformée par le développement de la ligature (du latin ligatura, duverbe ligare, lier), quand les mots commencèrent d'être attachés, liés ensemble, ce qui ne manqua pas d'améliorer l'efficacité du scribe. Il est vrai que les copistes avaient depuis longtemps quelques trucs pour transcrire des manuscrits qui étaient souvent longs et pénibles à copier. Il y avait la ligature, mais aussi les abréviations, qui créaient pour le lecteur une certaine confusion. La préposition ad aurait été selon Ullman, contractée au point que le d n'aurait été écrit que par la continuation du a, reconnaissable par une hampe exagérée et courbée vers l'arrière, jusqu'à englober presque entièrement la première lettre avec laquelle elle était liée. Sur quels documents Ullman se fondait-il pour baser ses assertions? C'est là que réside le problème, car s'il prétend avoir lu un certain nombre de manuscrits, il n'y a pas aujourd'hui, à notre connaissance, de documents connus contenant la graphie de ce "ad" si proche de @, même si on dit, de ci de là, que notre héros disparut pour réapparaître dans l'écriture gothique des lettres de chancellerie, à compter du XIIe siècle. Les exemples ci-dessous, de différentes époques et choisis parmi de nombreux exemples, montrent au contraire que les lettres a et d ne se confondent jamais, quand elles ne se détachent pas franchement l'une de l'autre :

   4


1. Les Chroniques d'Eusebius (revue par saint Jérôme), manuscrit du IXe siècle, abbaye de Reichenau
2. Le Scivias d'Hildegarde de Bingen, Allemagne, fin XIIe début XIIIe siècle.
3. Oeuvres augustiniennes, vie de saint Olaf de Norvège et textes sur la fondation de l'ordre cistercien et celui de l'abbaye de Fountains, Yorkshire, fin du XIIe siècle.
4. Livre d'Heures anonyme, Nord de la France, milieu du XVe siècle.
 

Avouons-le tout de go, la perspective présentée ici est alléchante, mêlée à l'univers si captivant des scriptoria (pluriel de scriptorium, le lieu le plus emblématique de la rédaction des manuscrits monastiques). Ce serait une enquête qui nous évoquerait le Nom de la Rose, mais visiblement, nous devons temporairement abandonner cette piste. Les indices sont ténus et nous sommes des enquêteurs sérieux, il nous faut du solide. Et quand nous en reparlerons, plus tard, il serait étonnant, au vu des nouvelles pièces à conviction, que nous la remontions à nouveau.
L'enquête continue donc, avec l'espoir de détenir enfin des éléments plus tangibles, plus probants.
 
 

-----