ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
-------------ABBAYE--
 
Le temps des mutations
.
fin Xe - XIe siècles
La Trêve de Dieu

 
 

 
 
Synode d'Elne (dit concile de Toulouges, 1027)
 

C'est vers le Midi que la paix se déplace un peu avant l'an mil, nous l'avons évoqué précédemment (n'oublions pas que cette région a des rapports superficiels avec le roi des Francs). Les dynamiques de paix animées par Narbonne et le Puy influencent les synodes catalans, en territoire wisigoth, par leurs mesures classiques : défense des clercs et des églises, prescriptions carolingiennes sur le mariage chrétien, etc... Elles s'incarneraient d'abord en Oliba (Oliva) de Besalù1 (971-1046), l'abbé charismatique de Saint-Michel-de-Cuxa, fondée vers 840 en Roussillon, où le Catalan fait élever un des tout premiers édifices témoins d'un art roman primitif, ainsi qu'à Ripoll (abbatiat d'Oliba entre 1008-1046), dans une Catalogne très active tant au niveau des arts que des lettres.
"L’an de l’Incarnation vingt-sept après le millénaire, le dix sept des calendes de juin, vint Oliba, évêque de Vich, en remplacement de l’évêque d’Elne, Bérenger, en compagnie d’Idalguer, archiprêtre de la sainte église d’Elne et de Gaucelin, archidiacre, et d’Elmar, sacristain et de Gauzbert, le chantre, et tous les autres chanoines de la cathédrale, et ensemble avec les guides religieux, mais aussi la multitude non seulement les hommes, mais également femmes, se rassemblèrent dans le comté de Roussillon, dans le pré de Toulouges... C’est pourquoi l’évêque, conjointement avec tout le peuple des clercs et des fidèles décidèrent que personne habitant dans tout le susdit comté ou évêché, n’attaquerait son ennemi de la neuvième heure du samedi à la première heure du lundi, afin que tout homme s’acquitte de l’honneur dû au jour du Seigneur, et que personne n’attaque un moine ou un clerc marchant sans armes, ni un homme allant à l’église avec les siens, ou en revenant, ni un homme accompagnant des femmes, et que personne n’ose violer ou assaillir une église ou les maisons établies tout autour jusqu'à trente pas2."
(D’après E. JUNYENT, Diplomatari d’Oliba).


A l'époque carolingienne déjà, la violence et le travail étaient interdits le dimanche (en souvenir de la Résurrection), et réclamées ici et là depuis plusieurs siècles. Cependant, dans les monastères, la rédaction des Miracles ne parlent des infractions commises pendant les fêtes de leurs saints. A Elne, on parle cette fois du jour du Seigneur, et un glissement s'opère alors du particularisme monastique à l'universalité chrétienne. En 1016, au concile de Verdun-sur-le-Doubs, le serment de paix interdit la guerre pendant le temps du Carême, et à Elne, on passera à 52 dimanches tabous. La guerre est alors interdite à d'autres périodes liturgiques et jours de la semaine : du jeudi au lundi matin, quatre jours réputés saints de la semaine (le jeudi en souvenir de la Cène ; le vendredi en souvenir de la Passion ; le samedi en souvenir de la mise en sépulcre ; le dimanche en souvenir de la Résurrection) ; pendant l'Avent, le Carême, Noël, Pâques, Pentecôte ; pendant les Vigiles et les autres grandes fêtes liturgiques. Nous ne sommes plus dans une paix protégeant les saints de tel ou tel monastère, de telle ou telle église, mais de tous les chrétiens. Les décrets disent aussi:
 
"(2) D'aucune façon on ne devrait attaquer le moine ou le clerc allant sans armes, ni aucun homme se rendant à l'église ou au concile et s'en revenant, ni aucun homme accompagné de femmes.
(3) Nul n'oserait violer ou enfreindre une église ou les maisons d'alentour dans un rayon de trente pas.
Ils avaient établi ce pacte ou trêve, car la loi divine et presque toute la tradition chrétienne étaient réduites à néant. Comme il est écrit, "l'iniquité abondait et la charité se refroidissait".

Dispositions pas très différentes de Charroux ou du Puy, me direz-vous, et pas très attentive aux problèmes des paysans, protégés simplement sur le trajet des conciles ! Prudence, nous dit Dominique Barthélémy3, il se pourrait qu'il ne nous soit parvenu qu'une partie de cette législation.

1 . Fils d'Oliba Cabreta, comte de Cerdagne, il est Comte de Berga, de Ripoll et de Besalú (988- 1002), abbé de Ripoll, Saint-Michel-de-Cuxa et évêque de Vic, en Catalogne. Ecclésiastique prestigieux, fondateur de l'abbaye de Monserrat (1023) et réformateur de nombreux monastères.
2 . La sauveté des trente pas délimite la "sacrée" (sagrera, en catalan), qui sera appelée au XIIe le cellier (celler), qui a favorisé le développement du village ecclésial.
3 . L'an mil et la paix de Dieu, La France chrétienne et féodale 980-1060, de Dominique Barthélémy, aux éditions Fayard, 1999.

 
 
Concile de Vic

Après Elne, Oliba tient un synode à Vic (1033), son propre diocèse. Pendant la première assemblée, il a été question de "pacte , ou trêve (treuga, trewga), dans la deuxième, explicite : "..le pacte du Seigneur, que le parler vulgaire nomme trêve de Dieu (treuga domini)".
A Vic, la trêve se définit comme protection des chrétiens pendant les périodes liturgiques, et relève du seul clergé. La trêve se différencie de la paix, qui relève du comte et de l'évêque, cette fois (le cas échéant, les amendes sont partagées entre-eux). A Vic, on retrouve le triptyque de Charroux : l'espace sacré des trente pas autour de l'église, le vilain (villanus) et la vilaine (villana) à ne pas maltraiter, ni les dépouiller de leurs vêtements, ni de leur cire (article du Puy, cette fois). Comme pour le serment de Vienne, il faut également prendre garde aux mules et mulets et ne pas détruire de maisons : cette fois, on protège d'avantage la vie et le travail des paysans

De la Catalogne à la Francie, il n'y a qu'un pas, et l'évêque Amiel d'Albi, parents des comtes de Rouergue et de Toulouse, le franchit pour être avec Oliba à l'abbaye de Ripoll en 1032. La Narbonnaise n'est pas loin, où l'Eglise catalane a des liens privilégiés et, à travers elle, la Provence. Ce sont justement les prélats d'Arles, d'Avignon, de Nice, mais aussi l'abbé influent de Cluny, Odilon, qui tenteront vainement d'élargir cette trêve à l'Italie.

De Narbonne aux Flandres

La trêve s'installe à Narbonne en 1043, renouvelée au concile de 1054, adoptées au sein d'une assemblée où comtes, évêques, archevêques, abbés, clercs, nobles et non nobles, nous dit-on, étaient réunis. Attention, n'allons pas croire que toutes les classes de la société discutaient et décidaient tous ensemble des formules, des décrets, non. Pour cela, il y a réunion des membres du clergé et de laïcs de très haut rang, triés sur le volet. Le peuple est dehors et ne se rapproche de ces acteurs de l'Histoire que le soir, pour la grand-messe et la lecture de l'Evangile.
 
Le texte du concile de Narbonne se présente en deux parties : dix articles pour la trêve, dix-neuf pour la paix, :
 
"(1) La première de toutes nos institutions réunies dans ce livret est que nous voulons et ordonnons ceci, au nom de Dieu et au nôtre. Que nul chrétien ne tue un autre chrétien. Car celui qui tue un chrétien, sans nul doute, c'est le sang du Christ qu'il répand. Si cependant l'on tue un homme injustement, ce que nous ne voulons pas, il faudra payer pour cela une amende selon la loi.
 
Le texte commence par un des grands problèmes de justice de ce temps, en usage depuis des siècles, la vengeance (vendetta,
 
(2) Nous ordonnons et confirmons la même trêve de Dieu, déjà instituée par nous mais rompue à présent par de mauvais hommes; que désormais tous la respectent. Par Dieu, nous demandons et ordonnons que nul chrétien n'en recherche un autre pour lui faire du mal, depuis le coucher du soleil le mercredi jusqu'à son lever le lundi suivant.

(3) Du premier dimanche de l'Avent jusqu'après l'octave de l'Épiphanie; du premier dimanche avant le Carême jusqu'après l'octave de Pâques; du dimanche avant l'Ascension jusqu'après l'octave de la Pentecôte; aux fêtes de sainte Marie et à leurs vigiles; à la vigile de saint jeanBaptiste et à sa fête; à celles des apôtres, de saint Pierre-aux-Liens, des saints Just et Pasteur, de saint Laurent, de tous les saints, de saint Martin; aux jeûnes des quatre temps. À tous ces jeûnes, vigiles et fêtes donc, qu'aucun chrétien n'en lèse un autre, ne touche à son honneur et à ses biens.

(4) Cette trêve du Seigneur, qu'on l'observe exactement. Tous ceux qui seront fermes et fidèles, Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ les récompensera par sa bénédiction éternelle; ils jouiront sans fin de la vie éternelle. Mais les rebelles et les transgresseurs, ainsi que ceux qui les aideront en quelque manière, tomberont sous le coup de l'anathème, tant qu'ils n'auront pas fait réparation, au gré de leur évêque.

(5) Si quelqu'un tue ou capture un homme durant cette trêve sciemment et volontairement, s'il prend ou détruit le château de quelqu'un, ou s'il veut faire une embuscade durant ladite trêve, on le retranchera de la communauté chrétienne après en avoir fait la preuve. Il sera condamné à l'exil pour sa vie entière.

(6) Si quelqu'un fait à autrui une autre sorte d'insulte ou de tort, il ira devant la justice de son évêque ou des clercs que celui-ci aura délégués; selon la faute, il fera droit par le jugement de l'eau froide ou par l'exil, comme c'est établi.

(7) À l'approche du Carême, de l'Ascension, de la Pentecôte et de l'Avent, qui sont les temps de trêve du Seigneur, il est illicite d'entreprendre la construction d'un château ou d'une fortification. Ou alors, il faut commencer deux semaines avant, et que tout le monde soit au courant.

(8) Les débiteurs et garants doivent être expulsés de l'église, s'ils contestent leurs dettes. Dans leur paroisse, on ne fera pas de messe, tant qu'ils ne les auront pas remboursées.

(9) L'olivier a été le gage de paix rendue à la terre, au moment du déluge, comme nous le lisons. C'est de son huile qu'on fait le saint chrême et de quoi illuminer les saints autels. Nous le plaçons donc dans une ferme paix. Que nul chrétien ne le coupe, ne le déforme en le tranchant, ni n'en vole les fruits. Si l'on agit ainsi, on devra réparer selon la procédure de trêve de Dieu, décrite plus haut.

(10) Les moutons et les bergers qui les gardent doivent demeurer de même dans la trêve de Dieu en tous temps, en tous lieux. Que nul chrétien n'en fasse de razzia ni ne blesse ou spolie les bergers et les bergères. Si l'on agit ainsi, on devra tout réparer selon la procédure de trêve de Dieu.
11) Nous ordonnons et confirmons la paix naguère établie par nous ou par les princes. Que dorénavant nul ne viole une église, ni les maisons qui sont ou seront dans le périmètre des églises; que nul n'enlève par violence quelque bien se trouvant à moins de trente pas de l'église - sauf qu'un évêque ou son représentant peuvent intervenir pour percevoir le cens ou contre un homme excommunié; et sauf qu'on peut enlever toute fortification qui serait construite, dans le périmètre de trente pas, pour susciter des guerres et des conflits. "
 
Les articles 12 à 18 protègent la propriété et la sécurité "des chanoines, des moines et des religieuses" et de leurs gens.

"(19) Aucun chrétien ne doit s'emparer du bien d'un vilain - mais seulement de son corps et pour un forfait que ce dernier a commis lui-même - et attention de ne le contraindre ainsi qu'à bon droit.

(20) Que nul ne s'empare d'un chevalier, ou [lui faire payer rançon?] ou lui prendre son bien - sauf à bon droit.
Le chevalier, tout de même, s'expose à l'aventure, comme le suggère en négatif le début de cet autre article:

(22) Nous prescrivons aussi que nul ne vole de juments, sauf montées par un homme armé [armatus].

(23) Que le voleur public et renommé comme tel, le larron, le pillard, ne trouvent nulle aide auprès de chrétiens; que nul ne les protège sciemment pendant cette action, tant qu'ils n'en viendront pas à faire réparation.

(25) Nous voulons et demandons que tous les hommes et toutes les femmes demeurant dans les comtés et les évêchés susdits observent fermement cet établissement; qu'ils s'efforcent de le préserver, autant qu'ils le pourront.

(26) Si l'un de ces hommes ou l'une de ces femmes ose enfreindre cette paix et ce décret et s'il ne s'amende pas dans un délai de quarante jours, il deviendra un étranger à la société des chrétiens. On le tiendra à distance de la sainte Église de Dieu, tant qu'il n'aura pas remboursé au double celui auquel il aura fait tort. Il devra aussi une amende de quarante sous au pouvoir public dans le ressort duquel cela aura été commis, et à l'évêque il fera amende: soit par un serment, de sa main propre, sur l'autel de la cathédrale, ou sur celui que l'évêque lui dira [serment disant qu'il n'a pas à payer plus au titre d'une excommunication transgressée], soit par une amende de quarante sous faute de serment.

(27) Nous le redisons, tous doivent observer cet établissement, tel qu'il figure ci-dessus - à l'exception de ceux qui en feront un pour leur alleu, leur fief ou leur baillie.

La trêve remontera par la vallée du Rhône, en Bourgogne elle est dynamisée par la ferveur du moine Raoul Glaber, se développe ensuite en Normandie (à Caen, de 1047 à 1062), introduite à Besançon avant 1050, puis établie au Royaume de Francie avant la première croisade de 1095, sauf en Neustrie, nous dit Raoul Glaber, sans nous dire qu'elle n'aurait aimé l'opiniâtreté d'un Richard de Saint-Vanne, l'ardent réformateur, auprès de Gérard de Cambrai. La trêve de Flandres est plus directement liée à notre sujet, car elle semble s'animer à partir d'un récit d'un moine de l'abbaye de Lobbes (Hainaut) sur la translation des reliques de saint Ursmer. Ce dernier, évêque confesseur, avait châtié un châtelain par le bâton, car il s'était rendu coupable de rapine sur les terres de l'évêque. On l'invoque pour exempter de péages abusifs le charroi des moines de Lobbes et, il surgit aux appels liturgiques des moines, en suscitant contre "le seigneur brigand" un assaut des "rustici" (paysans) sur des chevaliers. Il faut dire que l'abbaye de Lobbes avait été un objet déchirant de convoitise entre l'empereur Henri III et le comte de Flandres Baudouin V, jusqu'en 1056. Les moines vont alors faire une grande tournée de réappropriation, patronnée par saint Ursmer qui, dans une ambiance de kermesse, impose l'autorité de ses saintes reliques partout où il passe, opposant aux sempiternels faides, apaisement, baisers de paix, réconciliations, orchestrés tambour battant par les moines de Lobbes.

Urbain II peut faire jurer la paix à Clermont (1095) pour la première croisade, à Latran I, on peut bien parler de la trêve, Harmut Hoffmann a bien montré qu'elle ne sera jamais universalisée en Occident. Paix de Dieu, Trêve de Dieu disparaîtront progressivement au XIIe et XIIIe siècles, quand les états redeviendront forts. La trêve s'effacera en cas de "guerre juste", sera rendue désuète par l'évolution du droit de l'Eglise, qui s'achèvera avec Grégoire IX vers 1230. D'ailleurs, à compter de cette date, il n'en est plus jamais question.

 


 
Sources :

http://pro.wanadoo.fr/europa.france/abbaye/histoire/histo05.htm (Gorze)
http://www.studiacroatica.com/libros/france/fr0201.htm (Gorze)
http://www.soton.ac.uk/~hi293/Topic2/ (Poppon de Stavelot et Richard de Saint-Vannes)
http://www.univ-perp.fr/lsh/ens/hist/cours/coursvolpiano.htm (Volpiano)
http://dijoon.free.fr/visite/st-benigne.htm (image rotonde)
http://www.univ-perp.fr/lsh/ens/hist/cours/coursrotonde.htm (rotonde Saint-Bénigne)
http://www.orta.net/ita1/isolasgiulio.htm (gravure San Giulio et lac d'Orta)
http://www-droit.u-clermont1.fr/Recherche/CentresRecherche/Histoire/gerhma/these5a.pdf
 
 
L'an mil et la paix de Dieu, La France chrétienne et féodale 980-1060, de Dominique Barthélémy, aux éditions Fayard, 1999.
 

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