ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
-------------ABBAYE--

 

Le temps des mutations, fin IXe - XIe siècles
Les mouvements de la
Paix de Dieu
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2e partie
  
Gravure illustrant la tour lanterne de l'abbaye de Charroux vers 1890, Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies, de Paul JOANNE (Paris, 1890-1905).


 
CHARROUX, 989
NARBONNE, 990----
 
 

 
"Soutenu par l'autorité des conciles de nos prédécesseurs et au nom du Dieu et de notre sauveur Jésus Christ, moi, Gunbaldus [Gombaud], archevêque de la deuxième province d'Aquitaine, ai rassemblé mes évêques dans cette résidence appelée Charroux, en ce premier jour de juin. Ces évêques, aussi bien que des clercs et des moines, et sans compter des laïcs des deux sexes, ont réclamé l'aide de la justice divine. Notre but consiste en ce que l'activité criminelle, dont nous savons qu'elle a germé au travers de tendances au mal dans nos diocèses, à cause du fait que nous avons trop tardé à convoquer un concile, soit déracinée et que les activités légitimes soient d'avantage établies.

Ainsi, nous sommes spécialement réunis au nom de Dieu décrétons, comme il apparaîtra clairement dans les canons suivants, que :

(1) Si quelqu'un attaque la sainte église, ou y prend quoi que ce soit par la force, et qu'aucune compensation n'aura été fournie, qu'il devienne anathème.

(2) Si quelqu'un prend comme butin un mouton, des bœufs, des ânes, des vaches, des chèvres, des boucs, ou des porcs à des paysans [agricolae] ou à d'autres pauvres gens [pauperes] - à moins que ce ne soit de la faute de la victime - et si cette personne néglige de faire entière réparation, qu'il devienne anathème.

(3) Si quelqu'un vole, ou saisit, ou frappe un prêtre, ou un diacre, ou quel que soit le clerc [ex clero] qui ne porte pas d'arme (telle qu'un bouclier, une épée, ou un casque), mais qui conduit simplement ses affaires ou demeure chez lui et si, après examen par son propre évêque, cet individu est reconnu coupable d'un crime quelconque, alors il est coupable de sacrilège, et si, en outre, il ne se présente pas pour s'acquitter de sa dette, qu'il soit considéré comme exclu de la sainte église de Dieu.


Signé par Gunbaldus, archevêque de Bordeaux; Gilbert, évêque de Poitiers, Hildegar, évêque de Limoges, Frotarius, évêque de Périgueux, Abbo, évêque de Saintes, Hugh, évêque d'Angoulême."

Actes du concile de Charroux, traduit du latin en anglais par Thomas Head
(http://www.tasc.ac.uk/histcourse/papacy/document/doc_109.htm) et de l'anglais en français par l'encyclopédiste.

Nous sommes en Aquitaine, mais ne quittons pas pour autant Guy d'Anjou, allié des comtes de la Marche, qui sont les sires de Charroux, en pleine terre poitevine, où règnent les vicomtes de Limoges et leur chef, le comte de Poitiers, alliés de Blois contre Anjou. Le choix de Charroux est, une nouvelle fois, politique : on vient narguer les Poitevins, un pied sur leur terrain. De plus Gombaud et sa nièce Garsinde sont des parents de Guy d’Anjou et du clan angevin. Nous sommes à même de penser que l'Angevin s'est servi de l'évêque pour transporter sa paix en Aquitaine. Il la transportera encore plus au sud avec Narbonne, grâce à sa sœur Azalaïs qui, à peine divorcée du roi Louis V, se jettera dans les bras de Guillaume de Provence. Ce qui permettra à Guy d'asseoir ses chanoines aux sièges épiscopaux de Viviers, de Valence, de Glandevès, et d'en installer d'autres comme abbés, tels Guigne à Saint-Chaffre, Odilon ou Sirus (le biographe d'Odilon) à Cluny, qu'il introduit auprès de Maïeul.
 
 
 
 
 
SAINT-PAULIEN dit LE PUY, 993-994 ----
 
 

 
L'assemblée de Saint-Paulien n'échappe peut-être pas non plus à ces considérations. Bien entendu, Saint-Paulien relève de l'évêque, mais le lieu est au cœur des domaines des Polignac, des vicomtes aux dents longues dont l'influence grandit et qui font de l'ombre au prélat. De plus, les prélats invités ne le sont pas par hasard : C'est une bonne partie de l'épiscopat du Midi qui est réuni là, ainsi que de nombreux amis de Guy. Le choix même du lieu, comme nous le verrons de manière plus éclatante pour Charroux, n'a pas été laissé au hasard. Alors que Le Puy, capitale du Velay, aurait été un choix logique, on aurait préféré la capitale des temps apostoliques. A moins que, plus naturellement, une épidémie dans la région ait nécessité de s'en éloigner : Le "Mal des ardents" ou feu Saint-Antoine (ergotisme gangreneux, souvent pris pour la peste) est signalé en 994 par Adémar de Chabannes (Chron., III, c. 35) et en 1033 (Sermones, XLVI). Enfin, c'est sans doute à cette occasion qu'a lieu la translation des reliques de saint Barnard à Saint-Paulien, comme nous le relate Le Livre des Miracles de saint Barnard de Romans, et cela participe des relations étroites entretenues par les évêques et les abbés des pays d'Auvergne : L'archevêque de Vienne, Léger, avait été abbé de l'abbaye Saint-Barnard à Romans, et appartenait à la famille des protecteurs de l'abbaye, originaires du Haut-Velay, et un autre abbé de Romans, Isarn, est un ami de Guy d'Anjou : Ces menus détails sont évoqués ici pour mieux appréhender la manière dont vivent les abbayes, dont elles s'inscrivent dans leur temps, par les relations qu'elles entretiennent avec le monde qui l'entoure, ici l'aristocratie (dont les moines sont très majoritairement issus, rappelons-le) et l'épiscopat (dont un nombre important de membres font ou ont fait partie de la famille monastique, simple moine ou, plus souvent, abbé).

 
 ANSE, 994
LIMOGES, 998
 

Après avoir regardé au midi, Guy d'Anjou se tourne vers le Nord, vers la Francie, bien sûr, mais plus immédiatement, vers la Bourgogne, pour ne pas dire l'abbaye de Cluny, bien sûr, qui est devenue un solide allié pour Guy depuis le mariage provençal d'Azalaïs, dont nous avons parlé. Nous avons dit ailleurs les liens de Guillaume de Provence (ou Guillaume d'Arles) et de l'abbé Maïeul. Ce dernier va remarquer le jeune chanoine Odilon de Mercœur dans l'entourage de l'évêque du Puy, entre 987 et 990. Il en fut du chanoine comme du réformateur Guillaume de Volpiano : l'abbé voyageur et découvreur de talents le ramène à Cluny et le désignera comme successeur du prestigieux monastère. Tout cela est de bon augure pour Guy, sans compter que les Angevins et les Clunisiens ont de bon rapport avec les ducs de Bourgogne, de la grande famille des Capétiens-Robertiens, dont le chef n'est autre que le roi Hugues Capet lui-même. Mais tout cela sera bien vain pourtant, face à la virulence de ses ennemis, principalement des évêques du Nord, au premier rang desquels on trouve le célèbre Adalbéron de Laon, dont nous avons dit ailleurs ce qu'il pensait des réformateurs comme Guy : ils apportent le désordre, se mêlent de choses bien terrestres quand ils devraient ne se tourner que vers les choses divines. Pourtant, précisons bien que ce mouvement de paix de Dieu ne va pas à l'encontre de l'ordre établi, même du côté des promoteurs de cette paix. Il ne s'agit aucunement de s'élever contre les nouveaux féodaux, mais de canaliser la violence, de protéger les pauvres et les faibles ainsi que leurs biens d'une excessive rapacité des puissants.

 
Le concile de 998 à Limoges se fait sans Guy d'Anjou, mort en 996, et c'est un tournant pour le mouvement pour diverses raisons : Juste avant sa mort, Berthe devient la concubine du roi Robert et veuve d'Eudes de Blois. Guy ne survivra pas à cet échec, qui lui interdira définitivement de se tourner au Nord. On aurait pu croire que Cluny en profiterait pour accroître son influence, mais hélas, dès 997, l'abbé Odilon connaît une crise grave dans ses monastères, qui durera une dizaine d'années :

"... La crise couve d’ailleurs depuis longtemps. L'affaire de Lézat qui entraîne la fuite de l'abbé Advert, chassé par les "ennemis de la religion" en 987 est sans aucun doute du même ordre. Est-ce à cette époque que l'abbé Géraud d’Issoire est tué par un moine ? que Maurice (II ?) de Montboissier trucide lui-même un moine à Gignat ? A Tours, ville-clé du combat entre Angevins et Blésois en 996-997, les troubles monastiques sont évidemment liés au politique. L'abbé Gausbert de Saint-Julien, clunisien, se fera sermonner pour son attitude passive devant les "fauteurs de troubles". On le comprend quand on voit qu'il est parent d’Eudes... Le roi est en froid avec Cluny : Abbon lui a déconseillé l'union avec Berthe. Le successeur de Gausbert, Ébrard, est sans doute un ancien chanoine du Puy. Il obtient des reliques de saint Julien de Brioude par l'intermédiaire du comte Pons. Est-ce le même que l'abbé Ebrard qu'on trouve à Brioude vers 1011-1012 ? Il aurait alors été évincé de l'abbaye tourangelle qui est à la collation de l'archevêque (qui a marié Robert et Berthe). A moins que les Clunisiens n'aient opéré une tentative d’union des deux monastères (?). Durant l'hiver 997-998, Odilon est à Rome avec Guillaume de Volpiano où il s'occupe des dépendances italiennes de Cluny. Il y amène l'ex-chanoine du Puy Syrus, auteur de la Vita Maioli."

D'autre part, à Limoges, où est présent Etienne, le neveu que Guy a nommé pour le remplacer sur le siège épiscopal du Puy, de grands laïcs occupent une place importante : Le duc d'aquitaine Guillaume V le Grand, qui dirige l'assemblée, le comte de Toulouse, le duc de Bordeaux, les grands seigneurs des uns et des autres : la paix est détournée par les princes et prend une nouvelle orientation que l'on peut qualifier de "paix des princes".
 

La liturgie de la Paix

Après les sévères troubles qui agitent l'abbaye de Cluny et la Bourgogne autour de l'an mille, nous venons de le voir, Cluny continue d'étendre sa prééminence sur la chrétienté occidentale et développe, en faveur de la Paix de Dieu, une liturgie propre à marquer les esprits, surtout ceux des ennemis du Christ et de ses enfants.

Le rite de la clamor (clameur), développé depuis le IXe siècle, s'ajoute en une forme de plainte sacrale à l'anathème prononcé contre lesdits ennemis. On en trouve la mention dans le Liber Tramitis, après le chapitre des prières d'exaucement. La principale forme de cette clameur se dit le dimanche à la grand-messe, entre le Notre-Père et la Paix de Dieu (en forme d'Agnus Dei). Dominique Barthélémy nous restitue ce passage du Liber tramitis :

" Les desservants de l'église recouvrent d'un cilice le pavement qui se trouve devant l'autel. Ils déposent là le crucifix, l'évangéliaire et les reliques. Et tout le clergé se prosterne à terre, en chantant silencieusement le psaume Pourquoi, Dieu, ce rejet sans fin? [psaume 74 : 73].
Pendant ce temps, les gardiens de l'église frappent deux des cloches.
Le prêtre se tient seul devant le corps et le sang du Seigneur, qui viennent d'être consacrés, et aussi devant les reliques des saints. À voix haute, il entame la plainte :
" Seigneur Jésus, rédempteur du monde, c'est dans un esprit d'humilité, le cœur contrit, que nous venons devant ton autel et devant ton corps et ton sang très sacrés. Nous nous en remettons à toi, nous savons que l'affliction nous frappe à cause de nos péchés contre toi. Nous venons vers toi, Seigneur Jésus, nous nous jetons à terre pour faire notre plainte. Des hommes d'orgueil et d'iniquité, confiants dans leurs forces, fondent sur nous de toutes parts. Ils envahissent, ils pillent, ils dévastent les terres de ce sanctuaire de toi et celles des églises qui dépendent de lui. Tes pauvres, qui les desservent, ils les font vivre dans la douleur, la faim, la nudité, ils les assassinent même par les tourments et par l'épée. Ils saccagent nos biens, ceux même dont nous devons vivre en ton saint service et que de bonnes âmes ont légués à ce sanctuaire pour leur salut; ils nous spolient contre le droit. Elle est dans la tristesse, Seigneur, cette église de toi que tu as établie anciennement, et que tu as élevée pour faire honneur à la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie. Pour la consoler, pour la délivrer, nous n'avons personne d'autre que toi, notre Dieu.
" Lève-toi, Seigneur Jésus, viens à notre aide, réconforte-nous, aide-nous. Abats ceux qui nous abattent. Brise l'orgueil de ceux qui sèment la désolation dans ton sanctuaire. Tu sais bien qui ils sont, Seigneur, tu connais leurs noms. Avant même leur naissance, toi seul connaissais déjà leurs corps et leurs cœurs. Pour cela, Seigneur, que ta force les ramène à la justice. Fais-leur reconnaître leurs torts, s'il te plaît, et que ta miséricorde envers eux soit notre libération... "
À la fin, les reliques sont remises en place. Juste après, le Livre du Chemin donne le mode d'emploi de l'anathème prévu par le concile d'Anse (et très comparable à ceux de Charroux, de Limoges, de toute la Paix de Dieu). Il est fulminé pour la première fois un dimanche, après le Credo, et réitéré ensuite chaque jour :
"Le bibliothécaire [armarius] monte au pupitre. Il dénonce au peuple [aux laïcs assemblés, c'est-à-dire du beau monde, à Cluny] la malice des persécuteurs. Il est relayé par un autre frère, qui lit les anathèmes et les malédictions du Nouveau comme de l'Ancien Testament, selon ce qu'il faut, et selon l'ordre donné par le siège apostolique [le pape] et selon les évêques du voisinage :malédiction pour ceux qui ne veulent pas s'amender, bénédiction à ceux qui sont disposés à le faire. Cela lu, on éteint les cierges, on frappe toutes les cloches, tous se prosternent à terre ..."

Texte extrait du livre de L'an mil et la paix de Dieu, La France chrétienne et féodale 980-1060, de Dominique Barthélémy, aux éditions Fayard, 1999.

Puis, l'assistance entonne une série de psaumes, les passages sacrés les plus lus par les chrétiens du moyen-âge (et tout spécialement les moines). Notons qu'à l'abbaye de Tours, les reliques ne sont remises en place qu'après que la communauté n'a pas eu raison de ses querelleurs, et après une "grande clameur". C'est ainsi en une sorte de "plainte liturgique", nous dit encore Dominique Barthélémy, que les moines attendent d'être délivrés de leurs ennemis. Parfois, c'est beaucoup plus qu'une crainte que ces mêmes moines expriment, c'est carrément du dépit : "ils s'en prennent aux saints, qu'ils insultent et frappent leurs reliques ou leurs statues. Bien entendu, rien de brutalement sauvage ici : il faudrait y lire un code comme les temps médiévaux les affectionnent, mais à défaut d'explications laissées par les contemporains, on pourrait y voir la personnification par le moine des propres ennemis de Dieu. Ces manifestations de symbolique très anciennes régresseront à compter du XIIe siècle, de la même manière que les ordalies ou les miracles de vengeance.

Il faut croire, en tout cas, que tout ce déploiement d'armes spirituelles a eu un puissant effet sur les esprits du temps. A Cluny, pour prendre l'exemple le plus médiatique, l'abbé Odilon et ses prieurs voient souvent arriver des hommes qui veulent faire acte de pénitence. Et là, nous arrivons à l'idée assez perverse de ce système pénitentiel voulu par les clercs : Le Liber Tramitis l'exprime clairement en précisant : "que ta force les ramène à la justice. Fais-leur reconnaître leurs torts...". Il ne s'agit pas d'éliminer de la face de la terre tous les seigneurs malfaisants : ne font-ils pas fils de l'aristocratie, et, par cette appartenance de caste, frères, cousins des moines, des évêques, des ducs, des comtes ou des rois ? Il suffira donc pour eux de se repentir de leurs crimes (fussent-ils les pires) : voir à ce sujet le chapitre des "Nouveaux visages de la féodalité et Désordres monastiques".
 
 
 
Sources : L'an mil et la paix de Dieu, La France chrétienne et féodale 980-1060, de Dominique Barthélémy, aux éditions Fayard, 1999.
 

 
 
 

 

 

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