ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
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ABBAYE
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LE SCRIPTORIUM
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-LE COPISTE (1)---
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Introduction
 
 
 

Il y a différentes raisons pour un moine d'accomplir la tâche de copiste : certains ont le talent pour cela, d'autres, à cause de leur âge, de la maladie, etc. sont inaptes aux travaux pénibles (travaux des champs, par exemple), et se voient confier des tâches plus sédentaires, comme celles de scribe : Ainsi le prévoit la règle de Ferréol* ( Ferreolus, + 581). A l'inverse, Alcuin va chercher des moines dans les champs pour les détourner de leur ouvrage et les conduire au scriptorium, au prétexte qu' "étudier et écrire sont de plus nobles occupations". Dans tous les cas, le copiste ne doit pas troubler le silence du scriptorium, ne fût-ce que par le grattement de sa plume sur le parchemin, nous disent les coutumes Cluny, par la voix d'Udalric (Udalricus) : "nec pergameneo nec ipsa penna"

Depuis l'antiquité, plus exactement depuis Cicéron, en 63, la littérature latine emploie les mots librarius (de liber : livre) ou antiquarius (plur. antiquarii) pour désigner le scribe, le copiste qui retranscrit un texte. Au moyen-âge, son acception s'élargira au calligraphe et au notaire. Les exceptores ( sing : exceptor) et les notarii (sing : notarius) sont, dès le XIIe siècle, les copistes qui écrivent sous la dictée, alors que les librarii (sing : librarius), les amanuenses (sing : amanuense) et les scribae (sing : scriba) écrivent à partir d'un modèle.
 
Certains copistes sont de véritables tâcherons, analphabètes, parfois ! Cela peut paraître surprenant, mais le travail de simple copiste consiste à recopier un texte, pas toujours de le comprendre : il arrivait que des moines copiassent des textes sans savoir lire : le phénomène est connu depuis l'antiquité. Au Moyen-âge, le terme " pictor " (peintre) les désigne parfois, signifiant sans doute par là qu'ils dessinent les mots plus qu'ils ne les forment ! Ce devait être le cas quand l'abbé Paul commença de collecter des livres pour sa bibliothèque de Saint-Albans : il constata qu'aucun de ses frères écrivait assez bien pour l'aider, si bien qu'il dût remplir le scriptorium de scribes étrangers au monastère, engagés à la tâche. Il leur fournissait des vivres bien au-delà de ce dont ses propres moines profitaient et toutes ces provisions étaient apportées à ces scribes directement, de sorte qu'ils ne puissent retarder leur travail en s'éloignant de leur poste.

Il n'était pas rare que les plus hauts officiers d'une abbaye, sous-prieurs, prieurs, abbés fissent oeuvre de scribe. De plus, les savants de l'époque ne copiaient pas toujours d'illustres auteurs antiques, mais aussi leurs propres oeuvres :


Pierre Lombard († 1060, étudiant d'Abélard) écrivant son Livre des Sentences (en 1154). Ms 900, fol. 1, BMVR de Troyes, XIIe siècle.

* Regula Ferreoli, qui s'inspire de celle de son compatriote, Césaire d'Arles. Cet abbé-évêque d'Uzès, très tolérant à l'égard des juifs, fut exilé trois ans pour cette raison, par Childebert Ier.

Puisque nous parlons de l'abbé Césaire d'Arles, nous pouvons faire le lien, par sa soeur, avec les scriptoria occupés par des femmes scribes, présence confirmée par Mabillon :
"Il n' estoit pas mesme jusqu' aux religieuses qui ne s' employassent à ce pieux exercice. Sainte Melanie la jeune y reüssissoit parfaitement au rapport de l' auteur de sa vie, écrivant viste, d' un beau caractere, et sans faire de fautes : etc. Les religieuses du monastere de Sainte Cesarie, soeur de Saint Cesaire archevesque d' Arles, animées par l' exemple de leur sainte abbesse, copioient les livres sacrez, aussi bien que les saintes Harnilde et Renilde abbesses d' un monastere de nostre ordre en Flandre. S Boniface apostre d' Allemagne prie une abbesse de luy écrire en lettres d' or les epistres de Saint Pierre. Ajoûtez encore que de saintes religieuses non seulement copioient des livres, soit pour les vendre et pour en distribuer l' argent aux pauvres, comme faisoit Sainte Melanie, soit pour l' usage des autres, mais mesme pour leur propre usage ; et qu' à l' imitation des religieux elles s' appliquoient aussi aux sciences, comme on l' a fait voir dans la preface du troisiéme siecle des saints de nostre ordre."

Extrait du Traité des études monastiques (partie 1, chapitres 6) de Jean Mabillon.

 
 
 
 
 Un labeur exténuant  
   Bas-relief de l'église San Vicente (Saint Vincent) à Ávila, en Espagne (XIIe s.). Copiste écrivant, penché inconfortablement sur son écritoire, posé sur ses genoux.
 

Dynamisé par ce que l'oeuvre copiée lui rapportera de bienfaits célestes, le copiste avoue la pénibilité de son travail, à la fois dans le temps et dans l'espace. Ses conditions de travail, en effet, n'étaient pas très enviables, même si les copistes n'étaient pas tous à la même enseigne.

Si Orderic Vital (1075-1143), le moine de Saint-Evroult, pouvait se permettre d'interrompre le quatrième livre de ses fameuses Ecclesiasticae Historiae, à cause des rigueurs de l'hiver ("nunc hyemali frigore rigens") et troquer cette occupation d'écriture pour une autre, beaucoup d'autres moines n'avaient pas ce recours à leur disposition et supportaient tant bien que mal engelures et autres maux liés à la froidure. Les scribes qui travaillaient dans un scriptorium non chauffé se réfugiaient de temps en temps au chauffoir, où le feu ne s'éteignait point, et réchauffaient à la fois leurs membres gourds et leur encre gelée. Le chauffoir n'était pourtant pas toujours à côté du scriptorium et tout le monde n'avait pas la chance des moines de l'abbé de Jacob de Brabant qui, en 1276, fit construire un scriptorium autour du chauffoir, ce qui avait dû être une grande consolation pour ses scribes. Avec un tel scriptorium, Cuthbert, abbé de Wearmouth-Jarrow au VIIIe siècle, aurait évité d'écrire à un correspondant qu'il n'avait pas pu envoyer toutes les oeuvres de Bède (le Vénérable) que ses moines devaient copier pour lui, à cause d'un hiver précédent très rigoureux, qui avait paralysé les mains de ses scribes. Ce problème était récurrent dans les monastères du Nord de l'Europe et il a fait l'objet de nombreuses notes dans les marges des manuscrits ( marginalia ) ou dans les colophons :

a, " il fait froid aujourd’hui : c’est naturel en Hiver "
b, " Que Dieu bénisse nos mains aujourd’hui "
c, " il fait froid aujourd’hui : c’est naturel en Hiver "
d, " Nous ne cachons pas que la prochaine saison, l’été, sera la bienvenue "
e, "Je me souviendrai, ô Christ, d’avoir écrit ceci pour toi car je me sens bien las aujourd’hui. Une bénédiction pour l’âme de Fergus. Amen, j’ai bien froid."
f, "Hélas, ô ma main qui écris sur ce blanc parchemin, lui, tu le rendras célèbre mais toi, que deviendras tu ? L’extrémité décharnée d’un fagot d’os."
g, " Il est temps que nous commencions à faire quelque chose "
h, " c’est maintenant l’heure du déjeuner "…
i, " Bacchus est absent de nos gorges, l’eau morbide remplit nos ventres."
j, Explicit (C'est fini),
k, Deo gratias! feliciter, amen ! (Merci mon Dieu, quelle joie, amen !)
 

a,b,c, d : Manuscrit 26 de Laon (fragments de Saint Augustin et commentaires de Psaumes par Cassiodore, avec marginalia en vieil irlandais.
a,b,c, g, h, i : fol. 6, 18v, 6v, 19. l fol. 8, 21, 17, cités par Suzanne Martinet dans Laon promontoire sacré, op. cit. p. 195.
d : cité par P. Riché dans La vie quotidienne dans l’empire carolingien, op. cit., p. 247.
e: Codex Sangallinsis 904
f, n Ms H 3, 18 fol. 478 marge inférieure, Trinity College Dublin.

Une partie de ces citations sont présentées sur l'excellent site celtique de Georges Briche : http://www.chez.com/menarpalud/

Le froid n'était pas la seule peine endurée par le scribe. Si certains moines copiaient une heure par jour, d'autres pouvaient manier la plume pendant six heures. Quand le commanditaire était pressé, rien n'empêchait le directeur du scriptorium de faire faire aux copistes des heures supplémentaires. Ludwig, moine en Bavière, au monastère de Wessobrun, copiant des commentaires de Saint Jérôme sur le livre de Daniel, a ses membres ankylosés non seulement à cause du froid mais aussi parce-qu'il écrit depuis le matin et que, pour finir la tâche de sa journée, il écrit le soir, à la lumière des lampes.

Et nous n'avons même pas parlé de la qualité du parchemin, qui laissait parfois à désirer et qui freinait péniblement le geste du copiste : " Le parchemin de ce cahier est lisse " dit l'un, " Ce parchemin par contre est velu " dit un autre. Ajoutons à ce propos que le copiste ne posait pas son bras pour effectuer sa copie, mais écrivait à main levée...source supplémentaire de fatigue et de douleurs !

Ce travail harassant fait dire à un scribe de l'abbaye Saint-Aignan d'Orléans :

"Faites attention à vos doigts ! Ne les posez pas sur mon écriture. Vous ne savez pas ce que c'est que d'écrire. C'est une corvée écrasante : elle nous courbe le dos, nous obscurcit les yeux, nous brise l'estomac et les côtes. Prie donc, ô mon frère, toi qui lis ce livre, prie pour le pauvre Raoul, serviteur de Dieu, qui l'a transcrit tout entier de sa main dans le cloître de Saint-Aignan."

Les moines Domingo et Muño, de l'abbaye de Silos en Espagne, ne disent pas autre chose en copiant le très beau Béatus de Liébana, du nom du moine du monastère de Liébana, Beatus, qui commenta le livre de l'Apocalypse vers 786, et dont nous connaissons une trentaine de manuscrits, plus ou moins complets :

"le travail du scribe profite au lecteur ; le premier fatigue son corps, et le second nourrit son esprit. Toi, qui que tu sois, qui va profiter de ce livre, n'oublie pas les scribes, pour que le Seigneur oublie tes péchés. Parce que celui qui ne sait pas écrire ne sait pas non plus apprécier ce travail. Si tu veux le savoir, je vais te le dire : le travail de l'écriture abîme la vue, plie le dos, broie les côtes, dérange l'estomac, brise les reins et perturbe le corps tout entier. C'est pourquoi, lecteur, veille à tourner les pages avec soin et à ne pas toucher les lettres, parce qu'à l'instar de la grêle qui détruit une récolte, le lecteur inutile efface le texte et détruit le livre."
Domingo et Muño achèvent leur Beatus le jeudi 18 avril 1091, à la sixième heure du jour. Comme le veut la coutume, ils rendent grâce à Dieu : "Béni soit le Seigneur qui m'a conduit au port de cette œuvre. Je bénis aussi le roi du Ciel qui m'a permis d'aller sans dommage jusqu'au bout de ce livre. Amen."

Avec de telles conditions de travail, on comprend fort bien que certains scribes tentent de terminer leur tâche au plus vite, pour retrouver au monastère des tâches moins exténuantes, comme l'un deux, qui se vante d'avoir transcrit la loi salique en deux jours, ou un autre, qui dit avoir exécuté le commentaire de saint Augustin sur l'Evangile de Jean en sept jours, soit trente pages par jour. Précisons que le scribe écrivait en moyenne quatre in-folios par jour (un in-folio représente une feuille de 35 à 50 cm de hauteur et de 25 à 30 cm de largeur).

Dans tous les cas, le moine était persuadé qu'il accomplissait là une oeuvre que Dieu comptabiliserait quelque part à son crédit :

"Le courageux marinier échappé aux ondes cruelles apporte au port un coeur heureux; de même, le copiste harassé, déposant le calame quand sa tâche est terminée, doit avoir le coeur léger; il doit remercier Dieu, qui a protégé ses jours, qui l'a conduit au repos après un long labeur. Que le Christ récompense à jamais celui qui a fait écrire ce livre !"

"Illustre martyr, souviens-toi du moine Gondacus,
qui a dans ce petit livre renfermé le récit de tes éclatants miracles. Que le mérite me fasse entrer dans le royaume céleste! Que tes saintes prières me viennent en aide, comme elles sont venues en aide à tant d'autres, qui leur doivent les jouissances ineffables du corps et de l'âme !"

"Par ordre du seigneur Heimon, vénérable prêtre de l'église de Verdun, moi, Raoul, j'ai, dans un esprit d'obéissance, entrepris l'exécution de ce livre; je l'ai terminé l'an de l'Incarnation 1008, septième indiction, dix des calendes d'avril, Henri roi régnant dans le royaume de Lothaire. Je supplie quiconque le lira de se souvenir de moi, Raoul, pécheur, moine indigne. Que ses prières me fassent entrer dans le lieu du repos éternel ! Salut, seigneur Heimon, bienheureux évêque, et dans ta bonté rappelle-toi de ton humble serviteur."

Dans une enluminure on voit représenté saint Waast apparaissant à l'un de ses disciples et lui disant : "Scribe, autant de lignes, autant de points il y a dans ton livre, autant de fautes te sont remises."

Cette humilité au service de l'Opus Dei se retrouve dans les représentations de copistes des codex médiévaux. Les deux exemples proposés ci-dessous sont instructifs, car ils nous font connaître les noms des copistes. Au milieu de bien des anonymes, on pourrait croire qu'un copiste, dont le nom est révélé, dont la personne est représentée, apparaîtrait dans une certaine gloire, mais cela n'est pas vrai. Les exemples choisis font apparaître des copistes représentés en compagnie de personnages importants. Les conventions en matière de représentation, dans l'illustration médiévale, font coïncider la taille des personnages représentés avec leur importance sociale : On n'aperçoit pas toujours de suite le copiste réputé Eadui Basan, si ramassé au pied de saint Benoît, dans une position de rare abnégation. Quant à Nicolas, qui a copié le texte que son abbé remet au pape Innocent III, il ressemble à un enfant, ne participe pas à la scène et déborde même sur la marge :

1.--2.--

1. -Sermones Innocentii Romani pontificis, vers 1230, 207 fol., 21 x 14 cm.
"Le codex d'origine d'Allemagne du Sud, comprend des sermons d'un important réformateur de l'Eglise, le pape Innocent III (1161- 1216) dans l'ordre de l'année liturgique. Quatre enluminures à pleine page chacune représentent le Christ, la Vierge, St. Jean-Baptiste parmi les saints et la dernière nous montre l'auteur du texte, le pape Innocent avec l'abbé Arnold et le copiste, en habits de l'ordre, soit bénédictin soit johannite. Au point de vue du style, le codex présente une parenté avec l'école de Regensbourg. ill.: f. 2b - Innocent III. transmet le codex à l'abbé Arnold, à gauche le copiste Nicolas"

extrait de http://www.unesco.org/webworld/mdm/visite/prague/image1/N092.jpeg
 
2.-Psautier d'Eadui, 1012/1023, Canterbury, BL Shelfmark Arundel MS 155, f.133.
Oeuvre du célèbre copiste Eadui Basan. Les moines de la communauté de Canterbury écoutent Benoît commenter la Règle, présentée devant lui. La position du scribe, sa taille relative aux autres personnages soulignent la grande humilité de sa position, instrument docile de l'opus dei.
 

Enfin, quand les moines copistes ne voulaient plus endurer leur pénible besogne , il pouvait en venir à la "sous-traiter". Au quatorzième siècle, les moines de Corbie ont ainsi négligé le travail de copie, faisant appel à des bienfaiteurs pour engager des scribes professionnels (laïcs, probablement) dans le but d'augmenter le nombre des livres de la bibliothèque de l'abbaye.
 

 

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